(De Genève)
Des Kényanes ont fait la grève du sexe pendant une semaine pour pousser les politiques à assumer leurs responsabilités. Pour la coalition d'ONG féminines à l'origine de cette campagne, le but est atteint : le président et le premier ministre, qui ne se parlaient pas depuis des mois, se sont rencontrés trois fois.
La recette n'est pas nouvelle : dans la Grèce antique, Aristophane imaginait dans Lysistrata la grève des femmes pour arrêter la guerre entre Athènes et Sparte. Mais une méthode tellement iconoclaste a-t-elle des chances de réussir dans une société aussi patriarcale que l'Afrique ?
Alors que le boycott expirait mercredi dernier, Ann Njogu, directrice du Center for Rights Education and Awareness, l'une des ONG membres de la coalition, n'a aucun doute : la grève a atteint ses objectifs. Le président, Mwai Kibaki, et le premier ministre, Raila Odinga, qui ne s'adressaient pas la parole depuis des mois, se sont rencontrés trois fois. Mais beaucoup reste à faire et les femmes s'apprêtent à présenter au président une feuille de route pour réconcilier le pays, toujours divisé selon des clivages ethniques, et s'attaquer au problème de la faim.
Interview d'une abstinente, convaincue qu'elle n'a pas fait la guerre des sexes, mais la guerre contre l'impunité et pour la bonne gouvernance.
Tribune des droits humains : Le boycott a-t-il été suivi ?
Ann Njogu : Personnellement, je me suis abstenue complètement. Je connais un couple qui devait se marier et qui a repoussé la cérémonie. Mais attention : ce n'était pas une grève entre les sexes, mais une guerre contre l'oppression, l'impunité et pour la bonne gouvernance ! Nous avons voulu nous arrêter pour nous réapproprier le destin de notre nation. Le plus grand succès de la grève a été d'aider le pays à se concentrer à nouveau sur ses priorités.
Le boycott a-t-il atteint ses objectifs ?
Absolument ! Nous n'aurions jamais imaginé qu'il soulèverait un tel débat. Nous avons réussi à mettre sur le devant de la scène deux questions qui nous tiennent à cœur : notre sexualité et les problèmes urgents que doit affronter le pays. Tout le monde en a parlé, même les enfants dans les écoles. Maintenant que le boycott est terminé, le débat continue et il est parti pour durer longtemps. Tous les médias en parlent, au Kenya et même à l'étranger.
Concrètement, que s'est-il passé ?
Dans cette seule semaine, le Président et le Premier ministre se sont rencontrés trois fois. C'est un record, car ils ne se voyaient pas depuis des mois. Ils ont enfin commencé à discuter des problèmes du pays. Même si le débat est clos, nous, les femmes, allons soumettre au Président un contrat de performance, pour mesurer les progrès accomplis par lui et Premier ministre. C'est un plan d'action sur 90 jours qui va lancer la discussion et aider à garder le cap sur les cinq questions qui nous tiennent le plus à cœur.
Lesquelles ?
D'abord la renégociation de l'accord national et de réconciliation de l'année passée. C'était un document de cessez-le-feu, signé pendant la guerre et dont l'architecture est très mauvaise. Il doit être renégocié de fond en comble pour que le Kenya ne sombre pas dans davantage de chaos. Ensuite, il y a la crise de la faim. Tant qu'elle n'est pas résolue, nous ne devrions pas rédiger la nouvelle Constitution, qui n'est pas un document de plus, mais un processus dans lequel toute la nation doit s'engager, avec des critères de gouvernance et de reddition de comptes de la part de ceux qui nous gouvernent.
Actuellement, il y a tellement de tensions que ce n'est pas le moment de rédiger une Constitution. Nous devons d'abord réfléchir à des réformes en profondeur, à commencer par le problème de la faim. Les politiciens manipulent les gens qui ont faim : ils leur donnent un peu à manger et continuent à les opprimer. Nous disons : « Pas de unga (la céréales qui constitue l'alimentation de base), pas de Constitution. » La majorité des pauvres a très faim, on ne peut pas écrire un texte fondamental dans ces conditions.
Quelles sont vos autres revendications ?
Les élections. Elles ne sont plus du tout à l'ordre du jour parce que les Kényans ont eu trois élections générales, mais ils sont toujours divisés selon des clivages tribaux. Le chaos perdure et les déplacés intérieurs n'ont pas pu retourner chez eux.
Ensuite, il y a l'insécurité. Elle est toujours inacceptable. Mais le Président, qui est le commandant en chef, a refusé d'exercer le pouvoir que lui confère la Constitution. A cause de cette vacance, différents groupes et les « vigilantes » continuent à commettre des crimes et la police de s'adonner à des exécutions extrajudiciaires. Et le pays est menacé : par les pirates qui sévissent dans l'Océan indien, par la Somalie au Nord, et par l'Ouganda, qui pourrait nous envahir à tout moment, à l'Ouest. Nous devons mettre sur pied un appareil sécuritaire important pour désarmer les gangs.
Finalement, il y a la réforme du pays. Nous avons perdu confiance dans les institutions de gouvernance et dans la démocratie. Nous ne croyons plus au parlement, au gouvernement et au pouvoir judiciaire. Les deux leaders doivent résoudre ce problème de confiance et mettre en place une commission électorale pour superviser les élections.
Ces cinq questions sont essentielles. Le Kenya a été fortement tribalisé par les deux chefs. Ils n'ont rien fait pour panser les plaies de la nation, alors qu'ils sont responsables de la réconciliation. Ils doivent détribaliser le pays.